Dans une tribune parue le 12 avril dans Libération, Rachid Zerrouki, professeur en Segpa à Marseille et journaliste, annonçait vouloir « En finir avec les intelligences multiples ». Bien que très intéressante, celle-ci évoquait (un peu rapidement peut-être), ce que les pratiques scolaires font dire à l’intelligence.

Qu’est-ce qu’être intelligent ?

Y a-t-il des élèves qui ne méritent pas d’être assis sur les bancs de l’école avec leurs camarades sous prétexte que leurs résultats ne sont pas satisfaisants ? L’éducabilité cognitive est-elle une réalité pour tous les humains ?

Y a-t-il des personnes qui seraient plutôt manuelles et d’autres plutôt intellectuelles ? A cette question, l’éducation nationale a déjà répondu depuis de longues années, elle n’a pas attendu les travaux d’Howard Gardner, quelles qu’en soient leurs validités scientifiques.…

Gardner n’est pas le premier, à avoir proposé une classification des comportements cognitifs. Antoine de La Garanderie, philosophe né en 1920, avait créé un courant pédagogique basé sur les gestes mentaux. La théorie stipule qu’il existe trois modes d’évocation, visuelle, auditive et kinesthésique, et affirme que chacun de nous avons un mode d’évocation privilégié depuis notre enfance. 

Ces deux hommes ont-ils créé pour autant une start-up nation en robe de hippie ?

Un peu d’histoire

Rappelons quelques éléments d’histoire, puisqu’à chaque paradigme scolaire correspondent une finalité éducative, une conception du savoir enseigné, une organisation sociétale, et in fine, une conception de la personne, avec son lot de pratiques et d’outils pédagogiques.

Au 17ème siècle, l’élève est un « honnête homme » à former. Cette conception humaniste de l’éducation vise à « ouvrir l’esprit », le raffiner, le mettre en état d’acquérir le savoir, le maîtriser, le dominer, et l’utiliser.

Avec l’école du Jules Ferry, le sujet est un citoyen à éduquer, dans le contexte de la lutte pour instaurer la République et de contrer le cléricalisme massivement pro-monarchique. L’action de Jules Ferry a surtout consisté à faire de l’école un instrument politique au service de la construction de l’Etat-Nation. Après la 2nde guerre mondiale, dans l’euphorie des Trente Glorieuses, l’éducation change de cap. Elle vise la formation du salarié, de « l’actif ». Les connaissances scolaires sont plus opérationnelles, davantage orientées vers l’exercice d’un métier. La formation se veut plus professionnalisante.

Dans les années 2000, L’Europe mise sur ce qu’elle appelle une « économie de la connaissance ». L’école privilégie une conception davantage humaniste qui considère le sujet comme une personne à développer dans sa globalité, tout au long de la vie.

Il s’agit de faire acquérir le goût de connaître, de s’investir dans l’approfondissement des compétences (« apprendre à apprendre »). Il s’agit d’apprendre à réfléchir, à critiquer, à discerner, à hiérarchiser des valeurs, à prendre sa part d’initiatives et de responsabilités au sein d’une entité collective. Cette conception de l’école invite à mettre l’accent sur l’éducation interculturelle et à penser la citoyenneté et la solidarité dans un cadre élargi. C’est dans ce contexte scolaire que les intelligences multiples (I.M.) font leur apparition en France.

Rappelons que l’ouvrage « Frames of Mind »1Les Formes de l’intelligence – Howard Gardner Ed : Odile Jacob 2010 est un rapport de recherche sur le « Potentiel humain », élaboré par Howard Gardner à la suite d’une demande formulée par la Fondation Willem Welling à un groupe de chercheurs de la Graduate School of Education de Harvard. A l’issue des travaux qui ont duré plusieurs années et ont réuni une dizaine de chercheurs, Howard Gardner présente cette notion de « Formes de l’intelligence » comme ce qui lui « semble la meilleure manière de désigner les capacités cognitives humaines » et d’ajouter « Je suis heureux de pouvoir présenter dans ce livre les fondements théoriques qui sont issus de mon effort pour parvenir à une synthèse et de formuler certaines suggestions pour d’éventuelles expériences pédagogiques »2Ibidem – page 8.

Intelligences multiples

En effet, l’école s’est emparée des intelligences multiples pour le meilleur et pour le pire. Gardner est persuadé que la vision d’une intelligence générale et quantifiable par des tests standardisés est fausse. Intuition assez intéressante dans les années 80, au regard des recherches en neurosciences cognitives de 2021. 

Dans les années 80, le cerveau n’intéresse pas beaucoup l’école, les neurosciences cognitives n’en ont pas encore franchi la porte. D’ailleurs, faut-il s’inquiéter plus du succès des I.M. que du neuromarketing qui plane aujourd’hui dans les écoles autour de ce que l’on appelle désormais la neuroéducation ?

L’école cherche à sortir de sa lourdeur pédagogique et didactique, assommée par des programmes que les élèves n’arrivent plus assimiler. Les I.M. sont arrivées au moment où les enseignants ont compris que l’école devait changer.

Certes, les I.M. n’ont pas de valeur scientifique, le cerveau n’est certainement pas catégorisé en huit ou neuf intelligences, parce que son organisation est infiniment plus complexe que cela. Maisla vision d’une catégorisation des intelligences a été parfois validée par l’école elle-même. Par le moyen de questionnaires des I.M., non scientifiques, appelés tests, elle a classé les élèves dans des boites destinées à être orientées dans des filières types. Mais elle n’avait pas besoin des I.M. pour cela, elle a dans ce cas utilisé les I.M.  à cette fin.

D’ailleurs certains chercheurs en psychologie cognitive ont validé cette théorie, tout en confirmant que toutes les intelligences devaient être développées, mais que quand même, l’intelligence logico-mathématique étaient nettement plus importantes que les autres…

L’école a aussi su s’emparer des I.M. pour le meilleur. Reconnaissons que cette théorie a permis aux enseignants de comprendre que l’intelligence n’était ni fixe, ni unique, mais multimodale. Finalement, les I.M.  ont permis de sortir du diktat du facteur G.

La catégorisation humaine est toujours dangereuse, elle a servi dans l’histoire et sert encore les causes ségrégationnistes. Les élèves eux-mêmes sont enfermés dans cette culture. Un élève sera toujours plus heureux (et ses parents aussi), de comprendre qu’il est à dominante logico-mathématique plutôt que naturaliste. Et un enseignant peut se satisfaire de la validation d’un profil d’élève, parce que cela conforte la vision qu’il en a. On ne se libère pas de ses préjugés comme cela !

Faut-il redonner une dignité aux incasables, aux paresseux, aux cancres ? Faut-il distribuer des permis de rêver au risque des intelligences multiples ? Certes oui !

Tous les jeunes gens doivent apprendre et comprendre qu’ils peuvent apprendre tout au long de la vie, la mécanique, comme la conjugaison, et tout ce que l’avenir leur offrira. Apprendre grâce à la variété des connaissances, s’enrichir des contradictions (les siennes et celles des autres), apprendre à douter et à consolider, apprendre à s’affranchir des étiquettes (celle d’être cancre ou haut potentiel), apprendre ses différences et ses similitudes d’avec ses pairs, accepter de ne pas toujours tout comprendreapprendre à ne jamais laisser dire que l’on n’est pas capable.

Si la théorie des intelligences multiples génère de la colère, parce qu’elle est comprise comme enfermante, cette colère est légitime. Quant à la conception de l’intelligence, elle est très largement dépendante d’une vision culturelle et non scientifique. Faut-il rappeler qu’il n’existe pas de chapitre sur l’intelligence dans les manuels de psychologie cognitive ?

Toutefois, nous continuons à penser qu’il y a des enfants plus ou moins intelligents, et qu’en conséquence, ils ne réussiront pas tous de la même façon à l’école. Nous continuons à expliquer la difficulté scolaire par le niveau culturel, et par là-même, nous persistons à parler de déterminisme social que par confusion, nous transformons en déterminisme biologique

L’intelligence, quelle que soit sa définition, enferme les enfants dans une catégorie qui est comprise comme immuable. L’indicateur statistique du Q.I. n’a pas de réalité biologique. Quel neuroscientifique accepterait de s’avancer sur le terrain de la définition de l’intelligence ? Toute définition induirait une catégorisation qui poserait avant tout un problème éthique. 

Si l’on prend en compte la variété des êtres humains, la diversité des cultures et la très grande richesse de tous les cerveaux de cette planète, définir l’intelligence serait forcément réducteur. 

Et finalement, ce qui fait débat autour des intelligences multiples est-il l’arbre qui cache la forêt ? L’école a bien du mal réduire les inégalités sociales, elle est tentée de croire qu’un enseignement accordé aux styles d’apprentissage parviendrait à résoudre le problème. Elle s’accroche à ce qui se révèle être un mythe, les intelligences multiples n’en sont qu’une illustration.

À propos de l'auteur : Pascale Toscani

Pascale Toscani
Docteure en psychologie cognitive, chercheure associée au LIRDEF, laboratoire de l’université Paul Valéry de Montpellier, directrice du laboratoire GRENE MONDE et membre du conseil scientifique de la Mission Laïque Française.
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